Le contraire – les victimes

Les victimes

Oh, j´allais presque oublier de vous dire quelque chose de très important pour la suite de notre histoire, c´est comment les gens perçoivent notre Tom. Ses parents comme « un ange », sa sœur comme « un chevalier en armure étincelante », Mémé Ledoux comme « un monstre », Monsieur Fernand, le paysan de la ferme la plus proche, comme « une punaise qu´on écrase pas parce qu´elles sentent mauvais quand on les écrase les punaises », Gerbot l´idiot du village comme « un mauvais moment à passer ». Et je m’arrête là, la liste serait trop longue et cela n´est pas nécessaire à l´histoire.

Où en étais-je ?

Ah oui, le chat de Mémé Ledoux se prélasse sur un banc, profitant des généreux rayons du soleil. Il est profondément endormi — quoique les chats ne dorment jamais que d´un œil — ce qui permet à Tom de s´approcher au plus près. Un petit crissement de gravier et le chat ouvre les yeux sur une vision d´horreur : Tom à peine éloigné d´une cinquantaine de centimètres qui le regarde avec un sourire qu´on ne peut pas qualifier d’amical. Le chat reste figé, ne sachant quelle calamité allait s´abattre sur lui…

Tom, sort de derrière son dos le sac en papier qu´il a déjà gonflé d´air et le fait exploser entre ses mains dans un « Boum » retentissant.

S´il avait pu, le chat de Mémé Ledoux aurait changé de couleur. Il aurait certainement viré au blanc, lui qui était noir comme la nuit.

Est-il nécessaire que je vous décrive les multiples modifications qui s´opérèrent dans les postures et attitudes du félin ? Du délassement le plus profond à la crispation la plus intense, tous poils dressés, toutes griffes dehors, les yeux exorbités, dans lesquels on pouvait lire la plus pure des expressions de la terreur… Puis défiant les lois de la physique compréhensibles pour un être humain, il s´enfuit ne laissant à l´œil exercé de Tom qu´une ligne noire à contempler.

Tom éclate de rire. Après avoir repris son souffle, il s´assoit sur le banc, satisfait de sa blague et réfléchissant à son prochain coup. Il est sûr de ne pouvoir s´approcher du chat pendant deux jours au moins. « Quel animal stupide ce chat ! » pense-t-il.

Il se lève et fait un petit tour d´horizon. Il voit le chien de la ferme de monsieur Fernand et veut prendre cette direction quand il aperçoit celui-ci en train de réparer son tracteur. Il abandonne tout de suite cette idée. Monsieur Fernand n´est pas un tendre…

Il se dirige alors vers l´église et découvre là Gerbot qui rêvasse sur les marches.

« Bonjour Gerbot, tu vas bien aujourd´hui ? »

« Oui, Tom et toi ? »

« Oh, je vais très bien, c´est les vacances. »

« Les vacances ? » dit Gerbot pensif. « C´est quoi, les vacances ? »

« Oh, c´est seulement pour les gens intelligents ! »

« Ah… » répond Gerbot qui sait parfaitement qu´il est l´idiot.

« Dis-moi Gerbot, tu voudrais un bout de pain ? »

« Oui, merci Tom. »

Tom sort de sa poche une tartine de sa composition. Il la réservait à l´origine au chien de monsieur Fernand, mais Gerbot est tout compte fait tout aussi bon. Pour Tom, il y a beaucoup de ressemblance entre les deux, ils ont toujours faim, aucun des deux n´est rancunier et les deux possèdent un cerveau de la taille d´un petit pois.

Je dois ajouter que ces deux-là ont un cœur énorme où se trouve assez de place pour le monde entier, mais ce genre de détails n´intéresse pas notre Tom.

J´oubliais de vous donner la recette de sa tartine. C´est une de ses spécialités, mise au point après de longues recherches. Vous prenez deux piments de Cayenne et quelques piri-piri que vous broyez fins. Vous ajoutez une cuillère de moutarde forte, c´est pour le liant. On rajoute ensuite deux cuillères à soupe de sel fin et voilà, la recette de Tom est prête à détruire le plus résistant des palais, sans parler des effets secondaires qui ne sont pas indésirables, tels que le mal de ventre ou les nausées.

Gerbot prend la tartine avec un regard plein de remerciements et mord dedans à pleines dents. Tom l´observe avec attention, pouffant de rire. Le visage de Gerbot commence à rougir, sa bouche se déforme lentement, comme dans un film au ralenti.

Tom se délecte de ce spectacle.

Gerbot est maintenant franchement rouge et de la sueur perle sur son front. Des larmes emplissent ses yeux, il crache la bouillie brûlante et se met à pleurer. Tom rit en s´en allant.

« Idiot ! Idiot ! Idiot ! » crie-t-il entre deux éclats de rire.

Tom se dirige maintenant vers la rivière, il aime se reposer à l´ombre du vieux saule pour penser à ces blagues passées et à venir. Il s´assoit et vide ses poches, il lui faut faire le point sur son équipement.

Un couteau suisse, une ficelle, son lance-pierre, deux billes de fer, une bille en verre, quelques grains de maïs dur comme de la pierre, un petit sac en papier, un mouchoir, ses deux pétards du 14 juillet de l´an dernier et enfin, la petite boîte d´allumettes qu´il avait volée dans l´atelier de son père. Il n´est pas satisfait. Tom est un perfectionniste et préfère avoir beaucoup de matériel afin de préparer ses mauvais coups.

Il n´est pas encore habitué aux vacances et n´a emporté que la quantité nécessaire pour une journée d´école. Il ressent une petite faim et décide de rentrer à la maison afin de se remplir les poches pour pouvoir faire face. Il fait un petit crochet par la ferme de monsieur Fernand pour voir s´il est enfin parti aux champs. Ce faisant, il ramasse deux branches mortes, le chien des Fernand adore jouer avec des bâtons et tout en marchant, il attache ses pétards sur un des bouts de bois.

Arrivé à la ferme, il s´accroupit et commence un petit tour d´inspection.

Le tracteur n´est plus dans la grange, la 2 CV des Fernand n´est pas dans la cour, ce qui lui suggère que madame Fernand est partie faire ses courses. Tout est pour le mieux.

Rex, c’est son nom, dort devant la porte d´entrée de la maison. Tom siffle et l’animal lève une oreille. Tom siffle une seconde fois et il vient enfin, la queue battante.

« Bâton ! » dit Tom et il jette la branche. Le chien s´élance, heureux de cette distraction et ramène le bâton à Tom. Tom félicite Rex d’un « Brave chien ! brave ! » et relance le bout de bois, cette fois bien plus loin afin d´avoir le temps d´allumer les pétards. Le chien le rapporte et attend excité le prochain jet. Tom lance la branche de toutes ses forces et Rex file dans cette direction.

Il est très difficile de calculer la distance à laquelle on doit jeter l´objet afin que le chien puisse l´avoir dans la gueule ou au moins près de la gueule au moment de l´explosion. Il faut aussi tenir compte du vent afin que le limier ne sente pas la poudre se consumer, mais Tom n´aime pas la facilité, il aime la perfection.

Notre ami voit la fumée des mèches dans l´herbe et le chien s´en rapprocher à toute vitesse. Il va prendre la branche dans la gueule quand le premier pétard explose, Rex hurle de terreur, figé sur place. Quand le second pétard détonne, le chien saute en l´air comme si l´explosion l´y avait projeté et s´enfuit en hurlant.

Il disparaît dans la grange où, Tom en est certain, il restera jusqu´au lendemain. Tom jubile, tout a parfaitement fonctionné. Il a particulièrement apprécié le saut du chien au deuxième pétard, ça il ne l´avait pas prévu et des imprévus de cette qualité, on n’en a pas tous les jours. Il reprend alors le chemin de la maison très satisfait de sa matinée.

Arrivé chez lui, Tom va directement dans la chambre de sa sœur, personne… Il appelle sa mère, pas de réponse… Puis il se souvient que maman et Jeanne devaient être chez le docteur. Il se rend alors dans la cuisine et se prépare un sandwich comme il les aime. En mâchonnant, il jette un coup d’œil par la fenêtre et il n’apprécie pas ce qu’il voit. À l’ouest se rassemblent des nuages menaçants qui pourraient bien tourner à l’orage. « Ça, c’est pas de chance ! Le premier jour des vacances… »

Ce n’est pas une petite ondée estivale qui peut gâcher une journée si bien commencée.

Tom va faire un petit tour dans l’atelier de son père afin de compléter son équipement. Il voit là une petite bouteille d’essence à briquet et il ne peut résister. Tom, comme tous les enfants de son âge, adore jouer avec le feu, dans tous les sens du terme bien entendu. Il ressort sur la pointe des pieds, un lourd sentiment de culpabilité sur les épaules. Si l’atelier de papa est un lieu ouvert à Tom, celui-ci sait bien que ce qui s’y trouve se doit d’y rester.

Il se faufile entre les bâtiments, rampe sous les buissons pour atteindre le muret du jardin comme un de ses ninjas préférés, criminel pour criminel, autant enjoliver le tout avec un peu d’imagination.

Il se dirige ensuite avec détermination vers le jardin des Gerbot. Il semble déjà avoir un plan.

Notre Tom est en sueur, l’air est immobile, lourd, moite et les mouches se font de plus en plus agressives. On pourrait croire que le temps est suspendu, comme pour souligner l’intensité dramatique de ce qui allait suivre.

Imaginez ce petit bout d’homme rampant, sautant, faisant des roulades, scrutant les alentours. Notre Tom est un excellent ninja.

Le voilà qui arrive au muret des Gerbot. Il jette un coup d’œil prudent par une brèche qu’il a lui-même creusée l’été dernier, pierre par pierre, grattant le mortier avec son canif, un travail de longue haleine.

Rien ni personne à l’horizon.

Texte : copyright Thierry Benquey – tous droits réservés.

Image : Roger de la Fresnaye – 1910 – Wikimedia Commons – Domaine Public

A suivre

Publié par Thierry

Auteur... de blog, oui. De livres, aussi. "Jenseits der Farben" auto-édition en Allemagne, devenu "Au-Delà des Couleurs" spectacle de marionnettes. "Le Rocher" édité en France, devenu spectacle de marionnettes également. Autres publications ? Sur ce blog, sinon deux contes à retrouver dans ces pages dont l'éditeur s'est retrouvé en faillite avant impression : "Le Contraire" et "Tatewin"

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